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Séminaire

TRAVAIL ET NUMERIQUE

QUI TRAVAILLE DANS LES NOUVEAUX EMPLOIS PRECAIRES DES ENTREPRISES DU NUMERIQUE ? COMMENT Y TRAVAILLE T-ON ? QUE DEVIENNENT LES TRAVAILLEURS ?

Débats animés par : Yann MOULIER-BOUTANG (Costech-UTC, Comité scientifique Terra-HN)
 

1) Sophie BERNARD, "Au sujet de : UberUsés, Le capitalisme racial de plateforme à Paris, Londres et Montréal (PUF, 2023)." - Discutant : Patrick BRUNETEAUX (Paris 1, CESSP).

2) Antonio CASILLI,  "A sujet de : Waiting for robots - The Hired Hands of Automation, (University of Chicago Press, 2025)." - Discutant : Pascal JOLLIVET-COURTOIS (UTC, Costech).
 

Le travail « ouvrier » s’est largement transformé depuis que le capitalisme s’est saisi d’internet pour développer de nouvelles formes d’emploi précaires, sans contrat de travail et avec des revenus de misère, sans oublier l’évaluation de leur tâche par des IA qu’ils alimentent aussi des deux côtés de l’ordinateur : que ce soient les plateformes de service gérant les « coursiers » ou les travailleurs du clic, ils sont désormais des millions de « manutentionnaires » à travailler en ligne ou à dépendre de missions passant par des entreprises invisibles. Que ce soient tous les opérateurs faisant marcher les systèmes informatiques -y compris les IA- ou bien les personnels assujettis aux plateformes (coursiers), l’invisibilité se cumule aux maltraitances des employeurs et à celle des clients évaluateurs. Sans oublier la « collaboration » des utilisateurs : A. Casilli élargit la notion de travail numérique en montrant que les utilisateurs eux-mêmes participent, souvent sans le savoir, à cette chaîne globale du travail : en validant des captchas, en corrigeant des suggestions d’IA, en réagissant à des contenus, ils produisent des données et contribuent à l’amélioration des systèmes, sans reconnaissance ni rémunération. Dans ce monde néolibéral maximisé, des résistances sont pourtant possibles pour les travailleurs les plus exposés. Des outils comme Turkopticon et FairCrowWork permettent aux travailleurs de noter les plateformes et les employeurs, de partager leurs expériences et d’alerter la communauté sur les pratiques abusives.

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Sophie Bernard, UberUsés, Le capitalisme racial de plateforme à Paris, Londres et Montréal, PUF, 2023.

La sociologue, par son travail « ethnographique/expérimental » original, a pu suivre les chauffeurs Uber pendant leur course. Elle explique pourquoi cette modalité du travail en situation capitaliste s’est racialisée. Cette plateforme, créée en 2009, devenue une multinationale, emploie plus de 5 millions de chauffeurs. « S’opère ainsi une confusion entre une catégorie professionnelle (chauffeur Uber) et une catégorie sociale (les chauffeurs Uber racisés). Après « l’immigré OS à vie » et « l’épicier maghrébin », « le chauffeur Uber racisé » se présente comme une nouvelle figure du système d’emploi.  Il y a donc rencontre de la nouvelle prolétarisation avec les outils les plus modernes de la technologie : « Le ‘capitalisme de plateforme’ marque l’avènement de formes renouvelées, voire exacerbées d’exploitation, par le biais de la promotion du travail indépendant et de la mise en oeuvre d’un ‘management algorithmique’. Le modèle économique d’Uber repose sur une offre excédentaire de chauffeurs par rapport à la demande, disponibles à tout moment pour y répondre rapidement. Il suppose ainsi de faibles barrières à l’entrée du métier pour en faciliter l’accès à l’ ‘armée de réserve de travailleurs’ qui constitue pour la plateforme ‘le matériau humain constamment prêt et exploitable’ . La rentabilité économique de cette firme multinationale repose en effet sur l’externalisation du travail vers des travailleurs indépendants mettant à disposition de l’entreprise non seulement leur force de travail, mais également une partie des outils de production. Les chauffeurs Uber se voient en effet régulièrement contrôlés et sanctionnés par la plateforme au travers d’un « management algorithmique » par lequel elle s’assure de leur disponibilité et oriente leurs conduites ».

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Antonio Casilli, Waiting for robots - The Hired Hands of Automation, University of Chicago Press, 2025.

 

Le sociologue déconstruit le mythe de l’automatisation totale promis par l’intelligence artificielle et les robots. Plutôt que de craindre que les robots volent nos emplois, A. Casilli démontre, à travers une enquête internationale et une analyse rigoureuse, que l’efficacité des technologies dites « autonomes » repose en réalité sur le travail humain, souvent invisible, sous-payé ou non rémunéré. La véritable menace n’est pas la disparition du travail humain, mais sa transformation et son occultation derrière le discours sur l’automatisation. Les robots, loin d’être les fossoyeurs du travail, servent surtout à discipliner la main-d’œuvre et à rendre invisible toutes les opérations de coulisses. Il montre que, derrière chaque système présenté comme automatisé, se cache une multitude de tâches réalisées par des millions de travailleurs : annotation de données, modération de contenus, vérification, correction et parfois même simulation de comportements humains -qu’il nomme la « chaîne globale du travail numérique »- relégation stratégique qui masque l’exploitation d’une multitude de travailleurs du numérique, des livreurs aux microtravailleurs du clic, en passant par les utilisateurs eux-mêmes. L’automatisation est un mirage qui masque la fragmentation, la précarisation et l’invisibilisation du travail humain. Il appelle à une prise de conscience collective et à une réorganisation des rapports de force pour que les « mains invisibles » de l’automatisation soient reconnues, protégées et justement rémunérées. L’édition anglaise 2025 revisite la publication de 2019, et intègre : l’essor de l’IA générative et des grands modèles de langage (comme ChatGPT), qui reposent sur l’annotation et la correction humaine à grande échelle ; les effets durables de la pandémie sur le marché du travail numérique et les chaînes d’approvisionnement ; l’émergence de nouveaux mouvements de travailleurs contre l’exploitation des plateformes ; l’actualisation des exemples et des analyses à la lumière des dernières évolutions technologiques et réglementaires.
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Séminaire Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, Terra-HN, Cultures & Conflits - "Partenariat pluridisciplinaire de Recherches sur l’IA et les Données dans les sociétés numérisées d’Afrique et d’Europe – PRIDAE (2024-2030) » (Pgr DIAS P1) - Écoles Doctorales de science politique, de droit, d’économie, d’histoire de Paris 1 - Séminaire animé par Patrick Bruneteaux (CNRS, CESSP, P1), Gregory Daho (CESSP, P1), Philippe Marchesin (IMAF, P1), Jérôme Valluy (Costech-UTC, P1) avec les comités scientifiques de Terra-HN et de Cultures & Conflits : "IA et données dans les sociétés numérisées d’Afrique et d’Europe"